Mon sujet est donc délimité: il s'agit, comme dans mes articles précédents, d'une catégories de poupées traditionnelles japonaises dites "Isho Ningyô", ou "poupées de costumes", cette appellation étant souvent, dans les recherches ou les identifications, sous-entendue, comme cachée derrière les dénominations que je cite plus loin.
Rubrique :
Japon – poupées traditionnelles décoratives et conventionnelles faites en matériaux divers.
Composition de base :
Corps = bois, carton, paille, papier.
Têtes = carton ou gofun recouvert de soie (identifiées « soie »), gofun, porcelaine.
Vêtements = « chirimen » (brocart japonais), autres tissus japonais à motifs de fleurs et d’oiseaux.
Fixées sur socle en bois laqué de diverses qualités, généralement peints en noir.
Désignations :
日本人形Oyama Ningyô – Ukiyo Ningyô –風俗人形Fuzoku Ningyô– 衣装人形Isho Ningyô – みゆき人形 Miyuki Ningyô – Kabuki Ningyô.
Les désignations qu’on trouve sur Internet semblent relever un peu de la fantaisie de ceux qui présentent les poupées, et ne constituent donc pas vraiment des sous-catégories, une poupée en particulier peut se retrouver désignée par une expression ou une autre, suivant le contexte : une Kabuki Ningyô est aussi une Isho Ningyô, voire une Miyuki Ningyô.
Personnages représentés :
On trouve toute une galerie de personnages connus de la tradition japonaise, ces poupées reprenant souvent, en trois dimensions, les thèmes des estampes « Ukiyo-e » : le parallèle est intéressant, car les estampes « Ukiyo-e », véritables Manga de l’époque (notre XIXè siècle) sont plus riches en information sur le sujet qu’elles représentent (plusieurs personnages dans un décor) que les poupées, et nous en apprennent donc plus sur le personnage représenté, que ne le fait la poupée.
Chacun des personnages peut se trouver sous forme de poupée dans chacun des différents « styles » : il existe des « Fuji Musumè » (sans doute le personnage Kabuki le plus représenté), dans le style « Nishi », comme dans le style « arrondi » et dans le style « élégance suprême ».
1. Théâtre Kabuki :
Fuji Musumè (la jeune fille à la glycine)– Yaegaki Hime (la princesse Yaegaki) Shio Kumi (la princesse qui porte de l’eau) – Kagamijishi (le « danseur lion ») - Shishi Gashira (la jeune fille au masque de lion) - Asazuma (la danseuse au tambour) .
Note: Asazuma Bune 浅妻船désignait la barque qui amenait les prostituées vers leurs clients, et dont on trouve une illustration dans les estampes du Genji Monogatari.
Pour les curieux : un site intéressant sur le Kabuki : http://www.kabuki21.com/
2. Scènes de la vie :
Hie Tsu Ki = la jeune femme qui pile du millet – « Learning » = l’étudiante : les représentations japonaises, notamment les « Ukiyo-e », servaient entre autres à rappeler aux jeunes femmes que les codes sociaux (vêtements, maquillages, coiffures, poses) étaient en vigueur même dans la vie quotidienne. Mais, aussi, les Japonais trouvent charmant de rappeler sous forme de poupées, des activités ou des normes sociales qu’on ne voit peut-être plus dans la vie réelle. Si les personnages des autres catégories sont des princes ou princesses, des nobles, des samouraïs ou des héros aux habits somptueux et compliqués, dans cette catégorie-ci, on trouve des personnages populaires, des représentations de femmes de condition modeste, aux vêtements plus simples.
3. Geishas :
Maïko = apprentie Geisha – Geisha – Oiran = Geisha d’un niveau supérieur – Oiran Tayu = Geisha du niveau le plus élevé. L’élément distinctif le plus évident est la coiffure. Les vêtements, voire les poses, sont aussi distinctifs et codifiés.
4. Autres :
Yuki Onna (« Snow Queen, la Reine des Neiges ), personnage d’un conte fantastique, elle porte (on s’en serait douté) une longue robe blanche qui, dans le cinéma fantastique japonais (Kaidan), abandonne tout formalisme pour lui donner l’air d’un fantôme. Les poupées « Yuki Onna » sont assez rares et beaucoup plus formelles que le personnage des films.
Higasa 赤井(la jeune femme à l’ombrelle), fait référence à la danse « Higasa Odori » d’Okinawa (Ryukyu), inspirée des spectacles donnés autrefois lors de la visite des ambassadeurs chinois. Curieusement, le personnage de la jeune femme à l’ombrelle est plus souvent représentée habillée comme une princesse du Kabuki qu’en costume d’Okinawa, fort différent et plus proche des costumes chinois.
Les « styles de têtes » :
Il est intéressant de savoir que l'artisanat japonais de la poupée pratique depuis fort longtemps une forme de "division du travail", les différentes parties d'une même poupée étant réalisées par des maîtres-artisans différents. On voit ainsi intervenir un "Maître des têtes", un "Maître des mains et des pieds", un "Maître des corps et des poses", un "Maître des costumes". Cette pratique n'était peut-être pas suivie partout, mais la fabrication des poupées auxquelles je m'intéresse ici est restée une activité artisanale entièrement manuelle, et il y règne donc toujours une très forte idéologie de la maîtrise, telle qu'elle devait exister chez les artisans en France sous l'Ancien Régime. Cela explique que la plupart des poupées, même parmi les plus belles, soient restées des créations anonymes. Mais cela nous donne aussi une piste de recherche.
Au-delà des grandes catégories de poupées traditionnelles japonaises dont j’ai déjà parlé dans un autre article, si on s’intéresse à plus de détail à propos des poupées de cette catégorie-ci, la meilleure solution, voire la seule, reste alors de se baser sur la méthode de fabrication mentionnée plus haut, et à décrire le style de la poupée à travers les œuvres d’artisans spécialisés.
D’une manière générale, les vêtements et les poses sont plus conventionnels, codifiés, que les visages et les têtes. Sur base d’une documentation photographique de qualité variable, le meilleur critère de définition de « styles » de poupées Isho Ningyô est donc le style du visage.
Je mentionne ici ceux que je trouve intéressants. Remarquons que, comme il s’agit ici de poupées traditionnelles, la créativité de l’artiste s’exprime toujours dans les limites canoniques de la beauté traditionnelle de la femme japonaise : visage blanc, lèvres vermillon, sourcils hauts et bien marqués.
En ce qui concerne la valeur des poupées, leur état est primordial, car elles sont toutes difficiles, voire impossibles à restaurer, parce que ce qui est abîmé dans ces poupées, les vêtements, la tête ou la coiffure, est presque toujours irréparable.
1. Le « style Nishi » :
Caractéristique des réalisations de l’entreprise « Nishi & Co LTD Dolls » qui fut célèbre dans les années 1960 : Les têtes sont recouvertes de soie, leur forme assez allongée aux traits généralement peu marqués leur donne l’aspect de femmes adultes à l’expression évasive. Les yeux sont peints.
Ce style a été utilisé pour des poupées de toutes sortes, de très belles et authentiques Nishi d’une valeur moyenne (généralement vers les 200 ou 300 dollars), d’autres qui semblent bien être des imitations, parfois charmantes mais moins soignées, qu’on peut trouver entre 30 et 50 dollars suivant l’élégance et l’état.
Un cas particulier : la « courtisane » Nishi de Jean-Marc Paoli (http://www.jeanmarcpaoli.com/courtisane/courtisane.html) : S’il n’affirmait pas lui-même que c’est une Nishi, ou si elle n’avait pas le visage en soie, je la classerais dans les « élégance suprême ». La confusion règne en ce qui concerne l’identification des poupées Nishi, car la marque semble avoir été apposée par une simple étiquette collée – qui se décolle donc facilement pour aller se coller ailleurs, et apparemment, soit l’entreprise « Nishi & Co LTD » a fabriqué des poupées de qualités fort diverses, soit il y a pas mal d’imitations : les différences entre deux poupées annoncées comme « Nishi » sont parfois si énormes qu’elles me rendent perplexe. Voire consterné par l’énormité des erreurs qu’il m’est arrivé de lire sur des sites non japonais. Un expert fiable et internationalement reconnu, toutefois : Alan Scott Pate (http://www.antiquejapanesedolls.com/).


Ci-dessus, à gauche, une Nishi, et à droite, vraisemblablement une « imitation » de Nishi (à moins que Nishi ait fabriqué des poupées de qualités fort différentes). Illustration en haut de l’article : une « Oiran », qu’on reconnaît à sa coiffure dont les multiples peignes et bâtonnets disposés avec art forment un motif intéressant et compliqué. Elle est assez sympa, mais il en existe de plus belles : voir la « Oiran Tayu » de la collection de Jean-Marc Paoli (http://www.jeanmarcpaoli.com/oriandoll/orian.html). Reproduire la coiffure d’une « Oiran » est un art qui ne s’exerce que sur les grandes poupées soignées et de grande valeur. La « Nishi » représentée ici est la seule « Oiran » en poupées « moyennes » que j’aie vue.
2. Le style "visage rond » :

"Higasa", photo Teruyo Morita
Je n’ai pas encore trouvé l’artiste qui a créé ce style de tête, mais je cherche, car c’est celui de mes poupées, celles que je préfère : les têtes sont en gofun, avec un visage rond un peu enfantin, aux traits souvent nets et marqués, à l’expression vive et un peu ironique ou un peu triste suivant les variantes, dans presque tous les cas très vivante : leurs yeux vous regardent et vous jugent. Les yeux sont en verre.
Il en existe deux variantes : yeux grands ouverts, ou yeux à demi fermés.
On trouve ces poupées en trois tailles : grande (38 cm), moyenne (25 cm) et petite (20 cm). Les grandes sont soignées et bien détaillées, leur valeur est difficile à estimer : je n’ai pas vraiment de statistiques car on en trouve peu. Un cas particulier : la « fille aux origami » de la collection de Jean-Marc Paoli (http://www.jeanmarcpaoli.com/ningyo/origami.html): une « grande » particulièrement soignée et réussie . Les moyennes sont un peu moins rigoureuses dans le soin des détails, mais jolies en général, on peut, en patientant jusqu’à ce qu’une occasion se présente, les trouver entre 20 et 30 dollars. Parmi les petites, il y en a beaucoup qui sont moches et peu soignées, qui peuvent valoir 5 dollars si on se sent une âme de fabricant de poupées traditionnelles et qu’on a envie de les améliorer. Mais il y en a aussi, plus rarement, de très belles, comme ma petite « Fuji Musume ».


Ci-dessus, à gauche, « Fuji Musumè » en version « moyenne », et à droite, « Fuji Musumè » en version « petite ». La photo qui illustre l’article est « Higasa » en version « grande ».
3. Le style « élégance suprême » :

"Fuzoku Geisha", photo Teruyo Morita
En porcelaine, ces têtes sont des reproductions hyperréalistes de visages de femmes adultes d’une pureté et d’une élégance au-delà du réel. Ces poupées, quoique souvent anonymes, sont de véritables œuvres d’art vendues par des antiquaires, pour des prix qui varient suivant mes estimations, entre 800 et 1.500 dollars.
Difficile à dire, sur photos, si les têtes sont vraiment en porcelaine : je les croirais plus volontiers en gofun, et il me semble qu’il y a pas mal de sites de vente non japonais qui confondent.
On les trouve sous l’appellation américaine de « Geisha Dolls », ou sous l’appellation japonaise de « Fuzoku Ningyô » (poupées de pose), qui représentent l’élégance suprême, ou aussi des personnages historiques.


Ci-dessus, deux autres exemples du style que j’appelle « élégance suprême » : les têtes sont en porcelaine ( ?) et les yeux en verre. Ces trois photos proviennent de sites de vente sur Internet, je n’en sais pas plus actuellement, sinon que ce sont trois modèles d’Isho Ningyô parmi les plus belles, dont on retrouve régulièrement les visages sous de nombreuses « personnalités », généralement des Geishas ou des personnages historiques, plus rarement des Oiran et encore plus rarement des personnages Ukiyo.
4. Les « autres » et les marginales :

J’en ai trouvé une, une seule, œuvre vraiment originale qui ne s’apparente à aucun des styles que j’ai décrits : le personnage qu’elle représente est « Hie Tsu Ki », celle qui pile du millet (dans la série des représentations des rôles de la femme dans la vie quotidienne, elle tient un pilon et se trouve debout devant un mortier à piler), mais celle-ci a pour surnom « Miyuki Ningyô », « la poupée mystérieuse ».
Je ne sais rien de l’artiste qui l’a créée. Cette poupée au visage rond, aux traits fins d’un exotisme envoûtant, est certainement récente (environ 1980).
En espérant avoir suscité en vous, pour ces charmantes poupées, l'intérêt qu'elles, leurs créateurs et le peuple japonais qui les aime, méritent. Mon plus poignant regret est de n'avoir encore rien trouvé sur les artistes qui les ont créées, puis fabriquées. Mais ça viendra ... à suivre.