Malgré mon intérêt pour le Japon et son histoire, je dois bien reconnaître que l’identification de ma petite poupée japonaise, que je vous présente ici, n’est encore et toujours pour moi, pur occidental, que le résultat provisoire d’un passionnant mais difficile décryptage des rites et traditions de ce pays qui, pour nous, gardera sans doute toujours une aura de mystère.
Pour commencer, on ne peut rien comprendre sans se construire au moins une vague idée de l’histoire du Japon telle que se la représentent les Japonais.
Pour situer les traditions japonaises – dans lesquelles les poupées ont tenu et tiennent encore aujourd’hui une place importante – il faut savoir que pour les Japonais, leur Histoire est construite sur des « ères », ou périodes. Le passage d’une ère à la suivante est marqué par un ensemble d’événements qui, pour les profanes que nous sommes, paraissent sans doute complexes ou mystérieux, qui tiennent à des modifications du système d’organisation politique du pays, à la faveur des successions d’empereurs, correspondant aussi à des modes, voire des changements de traditions.
Comble d’embrouille pour nous à qui l’Histoire fut enseignée de manière « linéaire », ces ères ne se suivent pas forcément : certaines en recouvrent d’autres, il faut voir cela un peu comme nous interprétons, dans notre histoire à nous, les styles architecturaux, avec de fréquents aller-retour dans la chronologie.
Ukiyo Ningyô (Poupées de costumes)
Les Ukiyo Ningyô sont une forme particulière des “Isho ningyô ». Ces poupées représentent toutes sortes de jeunes personnages de ce que le langage bouddhiste des 18ème et 19ème siècle appelait « Le Monde Flottant », celui de la nuit, des plaisirs, de la célébrité éphémère. Ce monde était réprouvé par la philosophie bouddhiste, mais les Ukiyo Ningyô qui le représentaient eurent du succès car cet univers plaisait aux jeunes gens. Elles furent donc produites en grand nombre lors de l’ère Genoku (1688-1703) comme poupées pour adultes, et certaines d’entre elles représentaient des personnalités populaires de l’époque.
Les Ukiyo Ningyô sont des poupées anatomiquement correctes, habillées de vêtements bien reconnaissables comme vêtements traditionnels, mais comme elles n’ont pas de rôle rituel, et qu’elles représentent plutôt la vie quotidienne plus ou moins « hors normes », les artistes qui les ont réalisées se sont, aussi, octroyé certaines libertés envers les normes.
Un article que j’ai lu mentionne le fait que les Ukiyo Ningyô ont en général des visages peu attrayants. Comme ce n’est manifestement pas le cas de ma petite poupée, j’hésite encore à la classer dans cette catégorie. Peut-être est-elle inclassable ?
L’attitude de cette petite poupée, tenant une branche derrière la nuque, se retrouve sur des estampes dont l’origine remonte aux images traditionnelles de la ville d’Otsu (Otsu-e) vendues comme souvenirs et qui représentent « Fuji Musumè », « la Jeune Fille à la Glycine », personnage d’une scène de ballet très connue du théâtre Kabuki.Note à propos de la petite Ningyo "Misu" que vous voyez en photo ci-dessous: J'ai modifié son identification quelque temps après avoir écrit cet article: au moment où je l'écrivais, j'ai cru qu'elle était une représentation non conventionnelle de "Fuji Musumè" ( 藤娘 ) ou "Wisteria Maiden" (La Jeune Fille à la Glycine). C'était faire fi du sens Japonais des conventions lorsqu'il s'agit de représentations traditionnelles: une représentation non conentionnelle de "Fuji Musume", ça n'existe pas dans ce domaine. D'où les débats dans la suite de ce post. Mais alors, qui est "Misu" - que j'ai ainsi nommée tant qu'on ne sait pas qui elle est ? Au stade actuel (juillet 2012) je pense qu'elle a dû être une représentation du mystérieux "Fujikake Harukoma", "Danse du Cheval de Printemps", qui est un air de musique, mais aussi comme le nom l'indique, un spectacle de danse donné en l'honneur du printemps, dans lequel la danseuse est identifiée par le foulard rayé qu'elle porte autour du visage - ce qui justifie mon hypothèse - mais aussi par une marionnette en forme de tête de cheval. Ma petite "Misu" a probablement été dépossédée de cet accessoire qui m'aurait permis de l'identifier tout de suite sans aucun doute.
Note: Le personnage représenté par ma petite Ningyo est, à la différence de la plupart des autres, toujours soumis à controverse et au doute: le foulard rayé qui entoure son visage est celui que porte la danseuse de la "Danse du Cheval de Printemps", mais cette petite Ningyo ne possède pas l'autre accessoire typique de cette danse: la marionnette en forme de tête de cheval. A la place, elle tient une branche, à la manière de Fuji Musume .. mais ce n'est pas une branche de glycine .. qui est-elle ?
Le Kabuki, inventé au XVIIè siècle était à l’origine un spectacle de divertissement fantaisiste – peut-être même surréaliste avant la lettre (le nom vient de “kabuku” qui signifie “bizarre”), comprenant de la danse, du chant et du théâtre.
Le "Kabuku" d’origine comprenait des scènes érotiques qui furent la cible d’interdits gouvernementaux, mais ne disparut pas car il était très populaire : il fut ressuscité par des metteurs en scène qui en firent une des formes du théâtre classique japonais, mais réussirent à conserver son aspect excentrique dans l’extravagance des costumes et le côté ésotérique des scènes.
Les scènes de la jeune fille à la glycine, ne suivent pas de trame narrative définie, mais le thème ressemble fort à celui d’un ancien conte chinois, « la princesse à la glycine », rêve d’un jeune paysan qui voit apparaître une princesse lui demandant de l’épouser.
Le vêtement:
La petite Ukiyo Ningyô (20 cm) que je vous présente ici date des années 1960 (je ne pense pas qu'elle soit plus ancienne). Elle est faite à base de "Gofun" poudre à base de coquilles d'huîtres, servant aussi au maquillage. Sa tête est d'ailleurs maquillée en « gofun », avec les sourcils et la bouche peints à la manière traditionnelle : sourcils hauts placés et petites lèvres rouges bien nettes. Ses yeux sont en verre, et sur certaines poupées de ce type, ils donnent l'impression que la poupée "vous regarde du coin de l'oeil", quel que soit l'angle sous lequel vous-mêmes l'observez.
Elle porte un « Furisode », kimono de cérémonie des jeunes femmes célibataires, avec de longues pièces de tissu sous les manches, extérieur décoré de fleurs de grands papillons sur fond rouge, doublure intérieure rose, et un « Tsumami Kanzashi » (décoration de coiffure faite de fleurs artificielles composée suivant une technique traditionnelle). Je n’ai pas trouvé la signification de la pièce de tissu rayé qui lui entoure le visage (que j'ai vue aussi sur une estampe représentant un personnage du Kabuki), par contre, la grande pièce de tissu doré qu’elle porte par-dessus son vêtement, sur l’épaule droite, semble être la reproduction d'un de ces accessoires de costumes typiques du Kabuki: plus qu'un simple vêtement, le costume est réellement un des modes d'expression de cette forme de théâtre, où les costumes sont conçus pour pouvoir être modifiés en cours de spectacle, sur le principe du vêtement à couches multiples, de couleurs différentes et tranchées, le personnage "dévoilant" ainsi un sentiment, une émotion, en modifiant la couleur d'une partie de son costume.
Ces petites poupées sont aussi connues sous les noms de "Oyama Ningyô" d'après le nom du marionnettiste et créateur de poupées Jiro Saburo Oyama, et celles qui représentent des personnages du théâtre Kabuki, sous le nom de "Kabuki Ningyô". Il en existe de différentes "qualités", certaines, généralement plus grandes, sont de véritables oeuvres d'art. Les "soeurs" de la mienne, celles d'environ 20 cm étaient vendues, en assez grand nombre, je pense, et d'une qualité variable, comme "souvenir du Japon" dans les années 1950 et 1960. Si je peux en juger d'après les photos que j'ai vues jusqu'à présent (on en voit parfois à vendre sur E Bay), la mienne est une des plus jolies. .
Quelques interprétations libres dont j'assume seul la responsabilité, juste pour le plaisir d'en parler: Si le costume est sans contestation celui de "Fuji Musumè", le Furisode est aussi porté par les jeunes femmes lors du « Seijin no Hi » (jour de la majorité), et son aspect enfantin et l'absence du grand chapeau noir de la Jeune Fille à la Glycine, me font penser que cette petite poupée pourrait représenter (pour autant que les traditions japonaises permettent ce genre de fantaisie) une fillette de sept ans, habillée dans le style de la « jeune fille à la glycine » pour la fête de « Shichi go san », fête des enfants de trois, cinq et sept ans, lors de laquelle (autrefois) les petites filles étaient parées de kimonos de cérémonie moins conventionnels que ceux des adultes, et d’une abondance d’ornements floraux. La forme de son vêtement date probablement du début du 20ème siècle : les vêtements portés par les enfants japonais actuels lors de « Shichi go san » sont devenus plus simples et surtout moins onéreux.